Bonjour,
Je consulte ce forum depuis près de six mois, et j'avais prévu de m'inscrire dès que je disposerai d'un peu de temps pour présenter le dernier de mes pianos, un Erard "modèle 1" demi-queue cordes parallèles (5 barres) de 1918 que j'ai acquis en juillet, et dont je suis tombé follement amoureux avant même que j'aie eu le temps d'effectuer quelques menus travaux et réglages pour lequel les compétences des membres de ce forum risquent de m'être d'un grand secours.
Mais il y a urgence ! Ne voilà-t-il pas que xavier91, un presque voisin (j'habite Orsay et Compiègne), dont je lis ici avec plaisir les propos d'ordinaire si instructifs et si sensés, se sent pousser des instincts de vandale ! Seul le manque de place chez moi m'empêche d'accueillir et de sauver du dépeçage ce piano dont j'avais moi aussi effectivement repéré l'annonce, véritable frère jumeau du mien (même ébénisterie non frisée!).
Savez-vous bien comme il est difficile, s'agissant de pianos anciens, de trouver un deuxième piano absolument identique, condition sine qua non pour faire du deux pianos ? (incidemment, en instruments d'aujourd'hui, c'est certes possible mais hors de prix : quel musicien peut s'offrir une paire de pianos à queue de grande marque?). Vous êtes-vous du reste demandé pourquoi on ne nous propose jamais de récitals de duos de pianos sur instruments anciens, même au disque ?
Avec cet Erard "modèle 1" on tient là l'un derniers exemplaires du seul modèle de piano qui nous replonge vraiment dans l'esthétique musicale des compositeurs nés avant 1900 qui constituent encore l'essentiel des programmes de concert d'aujourd'hui : prédominance de la voix de ténor, finesse, nervosité et lisibilité dans tous les registres, silences qui ne s'abattent pas brutalement comme une chape de plomb, etc... Je dis seul modèle de piano, car c'est le seul conçu à la fin de la première moitié du XIXième siècle qui ait survécu jusqu'à nous : le fait qu'il ait très peu évolué durant ses quelque 80 ans de durée de fabrication nous garantit de pouvoir trouver, dans des exemplaires vieux de tout juste un siècle, donc parfois non trafiqués et en réalité en assez bon état musical pour peu qu'on ne se laisse pas impressionner par le manque criant d'entretien, rien de moins que la fine fleur de la technologie et de l'esthétique pianistique de 1851, date de son entrée en production! C'est le modèle que Ravel a acquis vers 1910, celui sur lequel ont eu lieu beaucoup d'enregistrements de musique de chambre en France jadis, ou exceptionnellement de nos jours avec Jos van Immerseel ou Emmanuel Ax, celui sur lequel des générations de pianistes se sont formés en France dans les conservatoires, c'est le cousin des Erard qu'ont eus Liszt, Beethoven, Haydn même, et tant d'autres (Fauré faisant encore le choix des cordes parallèles aussi tard qu'en 1914 quand il acquiert un modèle 0). Plus je joue sur mon Erard à cordes parallèles et plus il me paraît indispensable pour aimer pleinement la musique pour piano, au moins celle écrite jusque au début du XXème siècle : je comprends ce que je ne pouvais auparavant que supputer : le piano de Brahms n'est jamais trop épais ni celui de Fauré trop sucré, ce sont juste nos pianos d'aujourd'hui ...
Alors de grâce, à une époque où tant de personnes n'ont pas le moyen de s'offrir un instrument et sont de fait arrêtées dans leur apprentissage ou leur pratique du piano, où je dois souvent me contenter en concert, même en plein Paris, même dans une cathédrale, d'un modeste Yamaha C3, il y a quelque chose d'insupportable à oser sacrifier un grand demi-queue de la plus grande marque de pianos de concert de l'époque romantique pour un vulgaire bout de placage! Acquiert-on un piano pour faire de la musique ou pour épater le bourgeois de province avec ses meubles?
Du reste, quand je joue sur mon Erard couvercle ouvert, qui se douterait des ronds de verres et autres souvenirs de cocktails, et aussi de ces traces de barbouillage à la peinture noire qui adornent le placage du dessus ? Le couvercle refermé, qui s'amuserait à soulever ce plaid ou cette belle coupe de satin de soie peinte à décor de batik négligemment déposés par mes soins ? Vraiment, il vous suffirait je crois d'un rien d'imagination, de goût, quelques éclairages, quelques objets ou étoffes, un peu de sens de la mise en scène, ou bien alors un bon ou une bonne pianiste que vous écouterez les yeux fermés, et croyez-moi il n'y paraîtra plus!
Cordialement.
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